Historique de la Compagnie

Une Vieille Dame au Service du Vin

Le Vin, comme toute chose bonne à l’Homme, a de tous temps suscité les « appétits » du Pouvoir et des fraudeurs et, corrélativement, la nécessité de recourir à des intermédiaires compétents et intègres pour juger de sa qualité et de son origine.

A Rome, on les appelait Corraterii (avec deux i) du verbe grec qui signifie « concilier les marchés », lequel a donné corratier, puis courretier et enfin courtier.

On peut d’ailleurs s’interroger sur la considération dont ils jouissaient chez ces romains pour qui courtier et proxénète étaient synonymes.

En Gaule, après la chute de l’Empire d’Occident et les périodes troublées du haut-moyen-âge qui virent l’héritage viticole romain mis à sac par les invasions barbares, le Pays refit peu à peu son unité et la vigne réapparut sur nos coteaux.

Très vite, les ceps se multiplièrent sous l’impulsion des abbayes et bientôt des différences de spécificités et de qualité virent le jour d’un vignoble à l’autre ; la notion de cru commençait.

Parallèlement, le commerce des Vins se développa et les barriques se mirent à voyager, principalement par voie d’eau, douce et salée.

La tentation, toujours présente, de « tromper » le client dans un but lucratif amena le Pouvoir à moraliser en le réglementant, probablement aussi pour mieux le contrôler financièrement, le commerce des vins en France, et principalement à Paris, grande place de consommation ou arrivaient des vins de toutes les provinces proches.

C’est là que commence l’histoire de notre Compagnie.

Le premier texte connu sur le courtage des Vins date de saint Louis ; il est donc antérieur à 1270, année de sa mort. Il s’agit d’un extrait du « Livre des Métiers » qu’Etienne BOILEAU, Prévôt des Marchands, rédigea pour codifier les coutumes et usages que les Corporations, c’est-à-dire nos très lointains confrères, s’étaient jusque là transmis oralement de génération en génération.

Ce document rappelle notre subordination au Prévôt et aux Echevins et précise quelques règles toujours en vigueur aujourd’hui :

les courtiers agiront par deux

ils percevront 12 deniers du tonnel (commission de l’époque)

ils ne feront pas acte de commerce pour leur compte personnel

la notion de serment prêté apparaît assortie d’exclusion définitive en cas de violation, bien que le titre de juré ne soit pas encore mentionné.

Mais le premier acte officiel fondateur de notre Compagnie reste l’ordonnance de Charles IV le Bel du 12 mars 1322, il y a exactement six cent quatre-vingt six ans.

Dans cette ordonnance prise de suite après son accession au trône, Charles IV fixe la caution que les Courtiers doivent verser par devant le Prévôt des Marchands pour exercer leur charge, les revenus qu’ils sont autorisés à percevoir et leur effectif limité à quatre-vingts, ce qui est déjà beaucoup. Il leur est interdit de se faire payer en Vin.

Cet effectif va évoluer au gré des besoins selon les aléas du commerce et aussi, il faut bien le dire, selon l’état de la trésorerie royale, car toute charge créée est source de revenus nouveaux pour le Pouvoir.

C’est ainsi qu’on verra naître les Crieurs de Vins et les Vendeurs de Vins dont il ne sera pas facile, à certains moments, de préciser les limites d’action de chacun.

Ainsi, l’ordonnance de Jean le Bon du 30 janvier 1350 évoque 80 Vendeurs et 60 Courtiers, ces derniers intervenant plus en amont, à l’arrivée des Vins en Place de Grève.

Soixante ans plus tard, Charles VI confirme les soixante, les désigne chacun par ses nom et prénom et protège l’exclusivité de leur Charge ; mais que sont devenus les 80 vendeurs ? Mystère. L’ordonnance ne le précise pas.

Le terme de Juré apparaît pour la première fois et le Roi lui-même se proclame notre confrère (s’il vous plait) ; c’est la consécration et, cerise sur le gâteau, nous octroie le droit de porter épée, privilège réservé à la Noblesse, pour nous défendre des clients insolvables qu’on pourrait trouver, je cite « dans les lointains faubourgs le fer à la main ! ».

1415, toujours Charles VI, les effectifs tombent à vingt-quatre ; on parle de Crieur pour la première fois, mais de Crieur de Corps et de Vins, car désormais nous échoit le privilège lucratif et disputé du Service des… pompes funèbres ! (vous avez bien lu).

Etait-ce pour « pour rentabiliser le réseau », comme on le dirait de nos jours ?

Fallait-il, car c’était l’usage dans notre corporation, consoler le public des décès annoncés en servant un petit coup à boire à chaque carrefour désormais ?

L’expression « avoir du corps » pour un vin vient-elle de là ? Autant de questions restées sans réponses (1).

Les prérogatives de chacun transparaissaient toutefois dans les réceptions officielles et l’on ne peut passer sous silence le récit qui fut fait de l’entrée à Paris de Marie d’Angleterre, future Reine de France, pour son mariage avec Louis XII en ce samedi 4 novembre 1514.

On peut y lire que le défilé des corps constitués comportait, entre autres, deux par deux, les Vendeurs de Vins, les Courtiers et les Crieurs de Vins ; préséance ou tirage au sort ? autre question sans réponse.

Un quart de siècle plus tard, c’est Charles-Quint qui fait son entrée dans la Capitale et, le Roi qui veut plaire à son hôte, a fait mettre « les petits plats dans les grands ».

D’abord, on fit paver toutes les rues où devait passer l’Empereur.

Ensuite, ayant projeté d’aménager des tournois rue Saint-Antoine, il fallut dépaver, ce qui coûta fort cher.

Mais bientôt, le Trésorier du Roi vint informer la Ville que les tournois n’auraient pas lieu rue Saint-Antoine mais au Louvre.

Il fallut repaver en hâte ce qui avait été dépavé… On comprend pourquoi le Pouvoir avait tant besoin d’argent.

A onze heures du matin, les Prévôts des Marchands et les Echevins partirent attendre l’Empereur à l’entrée de la ville ; ils étaient suivis de six Crieurs de Corps et de Vins à cheval, douzeVendeurs de Vins à pied et enfin douze Courtiers.

On note toutefois que les trois étaient « mêmement vêtus » ; était-ce pour l’occasion ?… Portaient-ils des habits différents dans la vie de tous les jours ?…Autres questions sans réponse.

Suivaient toutes les autres Corporations les archers, les arbalétriers etc.

1550, Henri II ; nouvel édit royal nous imposant un principe de fonctionnement pour le moins coopératif.

Je cite : « Nous, disons, statuons et ordonnons, voulons et il nous plait… (rien que cela) que les Courtiers dorénavant et pour toujours (diable !), soient unis entre eux et que leurs profits, revenus et émoluments résultant de leurs Offices soient mis en commun ».

Et, pour la première fois, le Roi parle de Compagnie et emploie le terme de Juretz-Courtier dont vous connaissez la forme actuelle de Courtier-Juré et, paternellement, le Roi nous enjoint (comme si cela était nécessaire) de servir fidèlement et soigneusement nos clients. Merci Sire !…

Puis nous arrivons au règne de Louis XIII futur père de Louis XIV.

Le jeune Louis n’a pas treize ans révolus, il n’est donc pas majeur ; la Reine Mère assure l’intérim par Concini, mais il est quand même signataire de l’ordonnance du 22 février 1612 dans laquelle il se confirme, tout comme Charles VI l’avait fait, « le premier de nos confrères » et nous octroie le loisir de prendre chaque année en une ou plusieurs fois, mais en dehors de la période des vendanges, de trois semaines à un mois maximum de vacances.

Voilà donc les premiers congés payés.

En janvier 1617, notre monopole des pompes funèbres existe toujours, il a deux siècles et fait l’objet de bien des convoitises.

On nous attaque, nous répondons et nos adversaires sont déboutés.

1613, nouvelle attaque des Bourgeois de Paris en la personne de Nicolas BAZILLE Maitre Tonnelier qui pensait pouvoir se mettre, lui aussi, à vendre du Vin ; il fut non seulement débouté mais condamné à 24 livres d’amende et menacé de prison en cas de récidive par arrêt rendu en appel le 27 novembre 1618.

1691, coup de tonnerre dans le ciel corporatif : un édit de Louis XIV porte « suppression et extinction » de tous les Courtiers et Commissionnaires en Vins, cidres, eaux de vie et liqueurs du royaume…à l’exception de ceux de notre bonne ville de Paris. Ouf ! Et même, comme si cela n’était pas suffisant, le Roi confère à notre Charge un caractère héréditaire.

Nous pouvons dormir sur nos deux oreilles.

Mais nos homologues et petits métiers eux, virent refleurir leurs organisations sous des formes nouvelles de syndics et charges diverses moyennant finances évidemment, sans aucune garantie et avec, en outre, la menace de se trouver placés sous des tutelles incompétentes.

L’opération est tellement juteuse que le Roi la renouvelle en 1694, 1702, 1706, 1709 et 1710. A la mort de Louis XIV, les Corporations sont épuisées financièrement.

Trente ans après, estimant qu’elles avaient eu le temps de se refaire, Louis XV, bien inspiré par son prédécesseur, procède à une nouvelle ponction.

Mais quelques décennies plus tard, la Révolution gronde et bientôt, la loi datant des 2 et 17 mars 1791, reprenant l’édit qui coûta à TURGOT sa disgrâce en 1776 et qui accordait la liberté de commerce à tout un chacun vint mettre fin à six siècles de cette organisation professionnelle qui n’avait pas que de mauvais côtés.

Les Corporations ont vécu ; la nôtre se met en sommeil, mais vingt ans après, lorsque fut créé à Paris pour les Vins l’entrepôt Saint-Bernard sur la rive gauche de la Seine à l’emplacement actuel de la Faculté des Sciences, le commerce des Vins, considérant que c’était une nécessité, exigea que fut créée (on pourrait presque dire « recréée ») une Compagnie de Courtiers spécialisés dont les obligations seraient de déguster les boissons et d’en indiquer fidèlement le cru , la qualité et aussi de servir d’experts en cas de contestation.

C’est ainsi que le 13 décembre 1813, Napoléon ler signe aux Tuileries le décret instituant la « Compagnie des Courtiers-Gourmets Piqueurs de Vins de Paris ». Le décret stipule dans son article 13 que leur nombre ne pourra excéder cinquante et qu’ils prêteront serment devant le Tribunal de Commerce du Département de la Seine ; ces deux dispositions sont encore en vigueur actuellement.

Il leur est enjoint de signaler aux préposés de la Police les Vins falsifiés ou « mixtionnés », même ceux qui ne seraient « altérés qu’avec de l’eau ».

On voit que notre Compagnie tenait à l’époque le rôle actuel de la Répression des Fraudes.

Tout semblait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes, quand la loi du 18 juillet 1867 porta un nouveau coup à notre Compagnie en proclamant, une fois encore, la liberté du courtage.

Celle de 1884, dix sept ans plus tard, exigera la modification de son titre en « Chambre syndicale des Courtiers-Gourmets », le mot « Compagnie » exhalant peut-être encore son parfum « corporatif ».

Nos prédécesseurs durent faire mauvaise figure à cette injonction et traînèrent certainement un peu les pieds car cette modification ne se fit réellement qu’en 1903, mais ne les empêcha pas de célébrer en 1913 le premier centenaire de leur « restauration ».

Mais profitons de l’intermède tragique des deux guerres pour s’attarder un peu sur ce terme de « Piqueur ».

L’Ancien Régime ne l’avait pas retenu, et pourtant il existait déjà implicitement dans un Mandement du Prévôt de 1613 qui précisait que « les Courtiers goûtent les dits Vins, les piquent, percent et baillent à taster aux acheteurs ».

Qu’est-ce que cela veut dire exactement ?

Eh bien, pour goûter les Vins, nos Anciens prélevaient directement sur les barriques, sans les débonder, (action d’ôter le bouchon de la bonde) un « essai » qu’on appellerait aujourd’hui un échantillon en perçant un petit trou dans la partie plane des fûts au moyen d’une vrille d’acier appelée « coup de poing ».

Ensuite, on s’aidait d’un autre outil appelé « asse » ou « assette de rabattage » (par opposition à l’assette de rognage, autre outil de tonnellerie), marteau d’un côté, fer cintré et tranchant à son extrémité de l’autre avec un manche assez long qui, par pression sur le fond de la barrique en prenant appui sur le bord permettait de faire gicler un peu de Vin qu’on recueillait dans un tastevin. Cette façon de faire se pratique encore parfois de nos jours.

Après cela, il suffisait, tout en maintenant la pression pour que l’air n’entrât point, de boucher le trou avec une cheville de bois tendre qui gonflait rapidement au contact du Vin et qu’on appelait le fausset ou bien encore douzil ou doisil, dont l’origine vient peut-être de doigt, mais qui désignait autant le trou que la cheville.

Le côté marteau de l’asse servait à enfoncer par force la cheville qu’on arasait ensuite avec l’autre côté tranchant si besoin était.

Le Vin était dégusté, jugé, évalué et l’on pouvait, sous notre administration, procéder à sa mise en vente.

Pourquoi ne pas débonder les barriques me direz-vous ? Deux explications :

Autrefois, les barriques qui arrivaient à Paris par la Seine étaient déchargées en Place de Grève ainsi d’ailleurs que tous les matériaux et denrées voyageant pareillement. La main-d’œuvre locale était assurée par des gens sans spécialité qui venaient là se louer à la journée, d’où l’expression « faire la grève » ; exiger d’eux que les bondes fussent placées vers le haut au gerbage des barriques, c’était peut-être beaucoup leur demander. Piquer restait donc la seule façon de goûter.

On peut considérer également, à la décharge des « grévistes » que les bondes étaient cachetées par mesure de sécurité ; pas question donc de les faire sauter, c’était la garantie de l’époque. Ajoutons qu’il fallait aussi, pour une bonne étanchéité, les maintenir constamment humectées donc légèrement inclinées sur le côté.

Là encore, il fallait, pour goûter sans exposer le Vin au contact de l’air « piquer » les barriques.

Quoiqu’il en soit, ce mot magique qui fleure bon son Moyen-âge ne pique pas que les barriques, mais aussi, convenez-en, la curiosité, votre curiosité. Le supprimer de notre en-tête ne relèverait-il pas alors d’un crime de lèse-Compagnie ?

Voilà, chers Amis, résumée en quelques pages la longue saga de notre honorable Assemblée qui a, comme vous avez pu le voir, connu toutes les époques et traversé tous les régimes.

Elle est peut-être la preuve que le Vin breuvage unique, mythique, « aimé » car c’est là l’origine sanskrite de son nom confère à l’Homme un peu d’immortalité.

Le vingtième siècle nous apporta aussi son contingent de lois et règlements car, en 1944, notre prestation de serment devant le Tribunal de Commerce de Paris fut confirmée, 1952 nous accorda la reconnaissance d’Utilité publique et, en 1974, considérant que le terme de « gourmet » pouvait prêter à confusion avec les nombreuses Confréries qui virent le jour à cette époque et donc ne correspondait plus au rôle officiel et bénévole de notre Compagnie, celle-ci prit le titre de Compagnie des Courtiers-Jurés Experts Piqueurs de Vins de Paris

Ce qui n’est pas, je vous l’accorde, facile à retenir…